D'après Manon Paulic, journaliste
Une nouvelle coupe de cheveux ? Selfie.
Sur une serviette, à la plage ? Selfie.
Sur un brancard, la jambe cassée ? Selfie,
mais avec l’urgentiste aux beaux yeux tant qu’à faire.
Un rayon de soleil hivernal en pleine face ? Selfie, vite !
Rien à faire, on s’ennuie ? Allez, pour passer le temps, selfie.
Le selfie, on l’aura compris, n’a pas seulement fait son entrée dans le dictionnaire. Le concept – prendre des photos de soi à l’aide de son smartphone et les partager ensuite sur les réseaux sociaux – s’est ancré dans les habitudes de nombreux utilisateurs. Chaque seconde, 1 076 « égoportraits » sont pris à travers le monde. Plus de 279 millions de clichés accompagnés du hashtag #selfie circulent aujourd’hui sur Instagram, la principale application de partage de photos.
La pratique divise. Au mieux, ses détracteurs jugent du regard, dans les musées, les touristes cadrant leur propre visage au détriment des œuvres d’art. Au pire, ils partent en guerre, comme ce comédien américain coupant les perches à selfies des promeneurs dans les rues de New York en septembre dernier. Lorène, étudiante aux Arts décoratifs de 22 ans, ne mâche pas ses mots pour décrire ce qu’elle qualifie d’autoportrait d’illettré : « Impuissants à décrire les sentiments qui les habitent, les humains modernes se servent d’une expression faciale pour traduire et communiquer un sentiment, une idée, plus rapidement que ne le feraient les mots. » Et si c’était exactement cela, le selfie ? Un outil de communication hyperrapide centré sur les émotions ?
Océane, lycéenne parisienne de 17 ans, fait partie de cette génération pour laquelle se prendre en photo est aussi naturel que de déjeuner à midi. Plus qu’une habitude, c’est un art de vivre. La jeune femme publie entre cinq et dix selfies par jour sur sa page Facebook et sur Snapchat, une application de partage de photos éphémères. Certains sont destinés à sa communauté en ligne, d’autres à un seul de ses amis. « J’en fais tout le temps, c’est la base ! » déclare-t-elle. Depuis un an et demi, et « depuis que tout le monde s’y est mis », elle n’envoie pratiquement plus de messages écrits, préférant s’exprimer avec des images. Et quand il s’agit d’appeler ses proches en direct, elle utilise systématiquement FaceTime, une fonctionnalité qui déclenche la caméra de son téléphone. « Je n’aime pas téléphoner sans, parce qu’on ne voit pas l’expression des gens et qu’on ne sait pas à qui l’on parle. »
Loin du simple effet de mode, le selfie est devenu le symbole du pic speech, un langage par l’image. Ce néolangage est spontanément employé par la génération d’Océane, dite « génération Z », qui regroupe les personnes nées à partir de 1995, au moment où arrivaient en France Internet et les téléphones portables. Pour elle, une image peut être d’une banalité sidérante, elle n’en est pas moins un message : « On envoie une photo de ses cheveux, comme pour dire “ça va”. »
Pour le sociologue Stéphane Hugon, le selfie est un langage intéressant parce qu’il produit de la médiation. Selon lui, bien que s’envoyer des autoportraits équivaille à « s’échanger du vide », ou du moins un contenu faible en information, la pratique marque une communication forte. Internet, que le chercheur considère davantage comme « une autoroute de la sociabilisation » que de l’information, en est le lieu idéal. « Il faut donner de la place à des éléments comme le selfie car ils traduisent la mise en marche d’une redéfinition du collectif, explique-t-il. Le digital est la caisse de résonance d’une transformation beaucoup plus profonde. » Cette transformation, selon lui, est celle de l’âme occidentale. Les valeurs sociétales promues après la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui acquises, à savoir l’autonomie et la liberté, nous confrontent désormais au vide : « Les espaces sociaux sont devenus des coquilles vides : on ne vote plus, on a perdu confiance dans l’entreprise et dans les syndicats. La société éprouve une nostalgie communautaire. » Les technologies comme le smartphone ont permis de recréer du lien.
Le selfie est une nouvelle étape : la réinjection du sensible dans le lien social, dont l’effet est de créer de nouveau ce sentiment communautaire disparu. « Il ne fonctionne qu’avec un groupe d’appartenance, explique Stéphane Hugon. Recevoir le selfie d’un inconnu est presque perçu comme une agression. »
Le phénomène du selfie serait davantage le signe d’un besoin de liens plus affectifs et moins rationnels que celui d’un narcissisme exacerbé. « C’est un narcissisme collectif, conclut-il. Je n’existe que dans ma relation à l’autre. »
Pour Elsa Godart, docteur en psychologie et philosophie, auteur de Je selfie, donc je suis (Albin Michel, 2016), la dimension narcissique du selfie est également secondaire, car celui-ci symbolise avant tout la naissance d’un sujet virtuel. Elle compare le stade du miroir, développé par le psychanalyste Jacques Lacan, au stade du selfie. Ce dernier explique qu’avant d’exister sur Terre, l’enfant existe dans le désir de ses parents. De sa naissance à l’âge de 6 mois, il fusionne avec sa mère. Ce n’est qu’entre 6 et 18 mois qu’il se reconnaît dans sa propre image et prend conscience de lui-même par rapport à autrui. Le selfie, comparable au miroir, est « l’expression d’un questionnement inédit du sujet, dans la mesure où ce qui vient l’interroger ce n’est plus lui-même, ce n’est plus l’autre, c’est la machine ».
Une différence : ce miroir s’avère souvent déformant. À force de photographier son propre visage, on se découvre un profil plus flatteur que l’autre. On affine ses traits, favorisant un angle plutôt qu’un autre. On ajoute des filtres, ou l’on fait appel à des applications pour éliminer les imperfections de la peau. Bref, on photographie un idéal de soi et du décalage entre celui-ci et la réalité peut naître un malaise. Ou l’inverse, comme pour Océane : « Je n’ai pas 100 % confiance en moi. Je vais chercher le compliment, ça m’aide à me sentir jolie. »
Le compliment virtuel, c’est le like. Et sur les réseaux sociaux, les selfies en génèrent beaucoup plus que les clichés lambda car ils constituent une réponse affective à un message affectif. Certaines célébrités l’ont bien compris. En décembre 2013, l’acteur James Franco, surnommé le « Roi du selfie » par la presse américaine, justifiait son engouement pour cette pratique dans le New York Times : « Une bonne collection de selfies attire l’attention. Et l’attention, c’est le but du jeu quand il s’agit de réseaux sociaux. À notre époque où un clic nous submerge d’informations, attirer l’attention dans ce flot de choses, pour que les autres lisent et regardent, est un vrai pouvoir. C’est ce que les studios de cinéma veulent pour leurs produits, c’est ce que les écrivains veulent pour leur travail, c’est ce que veulent les journaux – mince, c’est ce que tout le monde veut : l’attention. L’attention, c’est le pouvoir. Et si vous êtes une personne à laquelle les gens s’intéressent, le selfie fournit quelque chose de très puissant. » Mais c’est aussi une manière de maîtriser son image en devenant son propre paparazzi, et de se promouvoir dans le monde virtuel à la manière d’une marque. En d’autres termes, le selfie est devenu un outil de travail.
Incontournables dans le monde de la mode, les selfies de mannequins marquent une évolution d’une pratique qui existait déjà. « Avant, pour entrer dans une agence, il fallait passer par le polaroid », explique Hermine Chanteau, jeune directrice artistique en publicité ayant travaillé pour des marques telles qu’Etam et Naf Naf. « Les filles étaient shootées sans artifice, en T-shirt noir basique. Aujourd’hui, elles présentent leurs selfies. » Pour se faire embaucher, les mannequins doivent justifier d’un certain nombre de likes sur les réseaux sociaux, espaces sur lesquels comptent beaucoup les grandes marques. En juin 2016, L’Oréal Paris s’associait au réseau Snapchat à l’occasion du lancement d’un nouvel eye-liner. Les détentrices de smartphones pouvaient essayer le produit virtuellement grâce à un filtre conçu par la marque, à appliquer sur un selfie.
Même les musées ne rechignent plus à faire entrer les smartphones dans leurs espaces. Celui des beaux-arts de Lyon a présenté en mars dernier une exposition baptisée « Autoportraits : de Rembrandt aux selfies ». Au programme, entre autres : les autoportraits de l’artiste et dissident chinois Ai Weiwei. La journée mondiale du selfie, lancée en 2014 par un collectif de professionnels du monde de l’art, a quant à elle été soutenue par un certain nombre de musées parisiens qui encourageaient les visiteurs à se photographier devant une œuvre. Mais sans perche, s’il vous plaît, parce que ça agace !
Alors, toujours fâché contre les selfies ? Rassurez-vous, rien d’anormal. À langage affectif, réponse émotive.
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