Lubrizol, symptôme de la dérégulation de l’environnement !
Ces derniers mois, l’usine Lubrizol de Rouen avait pu s’agrandir, sur simple décision du préfet, sans étude d’impact environnemental et sans étude de danger. Une facilité due à des modification très récentes de la réglementation, nous explique le docteur en droit de l’environnement Gabriel Ullmann.
La liste et la quantité des produits qui ont brûlé lors de l’incendie de l’usine Lubrizol, à Rouen, ont été rendues publiques mardi 1er octobre au soir. Agissant sur ordre du Premier ministre, le préfet de Seine-Maritime, Pierre-André Durand, les avait annoncées en fin d’après-midi, lors d’une conférence de presse. Il a par ailleurs indiqué qu’aucune fibre d’amiante dans l’air n’avait été détectée par les analyses réalisées. La préfecture met tout en œuvre pour rassurer la population. Pourtant elle avait, en janvier dernier, autorisé l’augmentation de la quantité de substances dangereuses sur le site, sans demander d’étude environnementale ni de danger.
Comment a-t-elle pu prendre une telle décision ? Pour le docteur en droit de l’environnement et spécialiste des installations classées Gabriel Ullmann, cette affaire est symptomatique de l’évolution récente des réglementations environnementales. Il a également été consultant pour Lubrizol dans les années 1990.
Rappelez-nous, que produit cette usine ?
C’est l’une des entreprises les plus réputées sur le marché industriel des additifs pour lubrifiants pour moteurs à combustion de véhicules [l’huile que l’on change à chaque vidange]. Ces additifs sont fabriqués à partir d’hydrocarbures. Ce sont des produits chimiques hautement dangereux parce que soit inflammables, soit toxiques, etc.
En quoi cet incendie de l’usine Lubrizol vous semble-t-il symptomatique d’une évolution générale du droit de l’environnement ?
C’est une magistrale démonstration des conséquences probables de la déréglementation du droit. En janvier, la préfète a autorisé une augmentation de la quantité de matière dangereuse présente, sans demander d’étude environnementale. Cela est possible grâce à deux déréglementations successives.
La première est le décret du 11 août 2016. Il a basculé bon nombre d’installations classées ( toutes usines, fermes, installations d’une certaine taille, susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement, et donc réglementées) du régime de l’autorisation obligatoire à celui du cas par cas. C’est l’autorité environnementale qui décide s’il y a besoin d’une procédure d’autorisation. Ce décret change un mot : il considère que ce sont les établissements classés Seveso et non plus installations Seveso qui relèvent d’une autorisation automatique. La différence est de taille parce qu’une installation peut être juste un lieu stockage ou un bâtiment de production. Alors qu’un établissement désigne l’ensemble de l’usine. Donc une fois que l’établissement est créé, tout ce qui est modifié par la suite n’est pas automatiquement soumis à autorisation. Avant ce décret, la demande [d’agrandissement] de Lubrizol aurait dû être soumise à autorisation, ce qui nécessite une étude d’impact environnemental, qui inclut une étude de danger.
Ensuite, la loi Essoc de 2018 (loi "pour un État au service d’une société de confiance") a fait que le cas par cas, pour les agrandissements et modifications de sites Seveso, n’est plus examiné par l'Etat, mais par le préfet. Donc on en arrive à une situation délétère, qui est que de proche en proche, une activité aussi problématique que celle de Lubrizol a pu augmenter sa capacité tranquillement, sans aucune évaluation. L’exploitant a présenté un formulaire, et le préfet a estimé que tout allait bien. A noter que ceci n’est pas conforme à la directive européenne Seveso 3, qui demande justement pour ce type de produits qu’il y ait une périodicité de révision de l’étude de danger.
Le préfet avait donc le choix de déclencher – ou pas – un processus d’autorisation avec étude d’impact environnemental et étude de danger, et ne l’a pas fait. Que pensez-vous de cette décision ?
Il s’agit d’un site classé Seveso seuil haut [le plus haut risque industriel], situé en agglomération, où se trouvent des produits très dangereux. L’usine avait déjà connu des incidents dans les dernières années. On aurait pu penser, forts de ce contexte lourd, pénalisant, que l’administration de tutelle, la préfecture et la Dreal [Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement] chargée de l’inspection des installations classées, allaient plutôt y regarder à deux fois, prendre un certain nombre de mesures et notamment demander une étude de danger.
Par ailleurs, on remarque que Lubrizol a demandé une extension pour plusieurs produits. Et notamment des produits hautement inflammables pour une quantité de plus de 1.500 tonnes. Or, pour cette catégorie de produits, il faut en passer par une autorisation à partir de 1.000 tonnes. Cela n’a pas été fait. Le préfet l’a même dispensé d’évaluation environnementale.
Dans son arrêté, pour expliquer cette dispense, il a notamment écrit que la demande concernait des produits Seveso, mais que c’étaient les mêmes que ceux déjà présents sur le site et qu’ils étaient déjà Seveso, donc qu’il n’y avait pas de soucis même s’ils dépassaient les seuils à partir desquels il faut une autorisation. C’est comme dire: "si vous faites une extension de votre maison, c’est comme votre maison et il n’y a donc pas besoin de nouveau permis de construire..."
Lubrizol: les gens du voyage en première ligne! Photo lundimatin#210 |
Par ailleurs, le préfet évaluait les différents types de produits séparément, ce qui est scandaleux. C’est contraire à l’esprit et même à la lettre de la loi sur les installations classées, qui implique d’évaluer de façon cumulée les risques.
L’usine étant déjà classée Seveso seuil haut, le fait d’avoir plus de produits dangereux sur le site ne changeait pas son statut. Donc décider qu’ils pouvaient toujours avoir d’autres produits, du moment qu’il s’agissait de produits de même nature, cela revient à dire qu’il n’y a plus de limites, qu’ils pourraient même avoir un million de tonnes de plus de produits dangereux, puisqu’ils sont seuil haut, et resteront seuil haut.
Cela veut-il dire que la réglementation aujourd’hui, avec cette possibilité d’examen au cas par cas par le préfet, fait que toutes les installations classées Seveso seuil haut peuvent être modifiées sur seule décision du préfet ?
Dans la très grande majorité des cas, oui, tout à fait.
On espère donc que les préfets seront prudents, après cet incendie à Lubrizol...
Non. Ils n’en tiendront pas compte parce qu’ils ont beaucoup d’autres contraintes, de pressions. On a vu pour l’explosion de l’usine AZF à Toulouse : à quoi cela a-t-il servi ? La loi Bachelot, après AZF, a été faite pour prévenir les risques en agglomération. On voit le résultat aujourd’hui...
La déréglementation se poursuit. Une mission parlementaire rendue au Premier ministre il y a quelques jours estime que pour accélérer les implantations industrielles, il faut faire moins d’évaluations environnementales et de consultations du public. Je fais le pari que d’ici quelques mois de nouveaux décrets seront pris dans ce sens, comme si rien ne s’était passé à Lubrizol.
En plus, la loi sur l’énergie et le climat, qui vient d’être adoptée, va mettre aux mains des préfets l’examen de tous les projets soumis au cas par cas, soit environ 80% des projets ayant un impact sur l’environnement.
Dormez, braves gens, tout est sous contrôle!
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