(par Annie Ramel)
Daech a osé l'écrire :
Paris a été touché parce que c'est la "capitale des abominations et de la
perversion". Dépravés, abominables pervertis, voilà ce que nous sommes,
voilà ce qu'étaient ces jeunes gens venus trinquer sur la terrasse d'un café ou
écouter un concert de rock. (...)
Donc, il y aurait d'un
côté des gens vertueux, des "purs" ayant renoncé à toute jouissance,
et de l'autre des dépravés pervertis.
La psychanalyse nous apprend que c'est
faux, car ces assassins suicidaires du prétendu état islamique ne cherchent pas
autre chose que leur propre jouissance, une jouissance massive, absolue, totale
: la satisfaction du "désir à l'état pur"[1], c'est à dire de cette pulsion de mort qui
travaille l'humain et qui, au-delà du plaisir, au-delà des petits aménagements
que chacun trouve avec l'objet de son désir, a pour point d'aboutissement
logique, inéluctable, le meurtre et/ou le sacrifice.
C'est à cela que conduit
la jouissance, et c'est de jouissance qu'il s'agit lorsqu'on se fait martyr et
qu'on assassine des gens. Pour rien, pour le plaisir. La jouissance, disait
Lacan, "ça commence à la chatouille et ça finit à la flambée à l'essence"[2].
Ce n'est pas par hasard si la récompense promise
au martyr c'est la possession de cent jeunes femmes vierges : c'est de cela
qu'il s'agit, pas d'autre chose. Les vrais dépravés sont ceux qui, dans une
"monstrueuse capture", s'autorisent "l'offrande à des dieux
obscurs d'un objet de sacrifice"[3].
Les autres gens, ceux qui grappillent çà et là des
petites "lichettes" de jouissance—la petite tasse de café bue avec
un/e ami/e à la terrasse d'un bistrot, le petit air de guitare entendu dans la
chaude nuit d'été, le baiser volé sur un banc public, banc public, le regard
qui, l'espace d'un instant, comme dans un éclair, vous laisse entrevoir les
tréfonds de l'âme de celui/celle qu'on aime à en mourir (mais pas tout à fait),
le bonheur d'entendre le son de la voix de son enfant, le petit moment d'extase
devant une fleur juste éclose, un coucher de soleil, une œuvre d'art, un
morceau d'orgue joué dans une cathédrale dont la porte ouverte laisse entrer un
rayon de soleil…—tous ces gens-là, qu'il soient chrétiens, musulmans, juifs, ou
athées, ils sont tout simplement civilisés.
Depuis l'effondrement des
idéaux amené par la première guerre mondiale, c'est la jouissance qui mène la
danse dans notre civilisation. Plus d'interdits comme au bon vieux temps de
Freud, c'est l'impératif à jouir qui se fait entendre partout : achetez, chers
citoyens, consommez, consommez toujours plus, jouissez ! Car il faut faire
tourner la machine à produire.
L'objet qui éteindrait le désir n'existant pas, notre
quête est sans fin : sitôt qu'un objet est acquis, il faut coûte que coûte le
remplacer par un autre, plus beau, plus perfectionné.
Les assassins de Daech
seraient-ils des puritains en révolte contre le "pousse-à-jouir" du
libéralisme ambiant ? Pas du tout ! Ce sont eux qui poussent la logique de la
consommation au point le plus extrême où la jouissance finit à la flambée à l'essence.
Ne sont-ils pas consommateurs (et manipulateurs) d'images et de biens comme
nous ? Ne festoient-ils pas grâce à l'argent du pétrole ? Ce ne sont pas des
aliens venus d'un autre monde, ils sont dans et de notre monde.
À ce détail
près que chez eux consommer c'est consumer l'autre dans le feu d'une
kalachnikov. Leur posture puritaine n'en est que plus révoltante.
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