Vous vous êtes souvent demandé à quoi pouvait ressembler le quotidien dans un collège de banlieue, bien loin des conditions de travail paisibles que nos enfants peuvent rencontrer à Vaugneray, Brindas, Craponne ou Tassin.
Des enseignants de collèges ou lycées situés en ZEP ont pris l'initiative d'inviter toute personne qui se sent concernée par les questions d'éducation à leur rendre visite. Vous trouverez ci-dessous leur manifeste.
Pour notre région:
Lycée Albert Camus, Firminy (contact Mohamed Choual)
11 FÉVRIER 2015 | PAR LAURENCE DE COCK
Contact : hypotheses.aggio(at)gmail.com
Mesdames, Messieurs,
Ceci est une invitation. Une proposition des plus honnêtes.
Entre vous et nous, les désaccords peuvent être nombreux, radicalement ancrés dans des conceptions bien différentes de la France et de la République. Ce qui vous inquiète et vous hérisse nous interroge parfois sans nous faire douter de la légitimité de notre travail, de nos combats, de la société dans laquelle nous vivons. Nous n’avons pas votre rapport pathologique à la jeunesse de France. Nous refusons d’en faire avec vous un portrait caricatural qui rassure vos postures sociales. Votre vue vacillante et triste de notre pays, nous la refusons, préférant œuvrer au quotidien à l’éducation de tous pour des lendemains qui chantent.
Entre vous et nous, les mots s’écharpent tant le fossé peut être profond. Mais nous défendons tous la parole libre et le débat. Nous sommes attachés, vous comme nous, à la confrontation des idées, aussi rude soit-elle.(...) Derrière les éclats de voix et les échanges de mots, les réalités nombreuses, plurielles et complexes ne sont pas toujours restituées fidèlement. Aux nombreux cas particuliers brandis ici ou là par des chroniqueurs, intervenants divers de la scène intellectuelle et médiatique, nous gardons, ne vous en déplaise, l’avantage du nombre, du terrain et du quotidien, qui seuls, selon les méthodes des sciences sociales, peuvent avec précision et rigueur fonder la véracité des propos pour rendre compte d’une vérité sociale et politique mouvante.
Nous vous proposons de partager cette expérience. Par souci d’honnêteté intellectuelle.
Loin de nous l’idée de vous faire la leçon ou de vous convertir. Voyez plutôt cela comme une rare opportunité de palper cet objet fantasmé qui vous fait tant peur et que vous croyez connaître. Venez dans nos établissements des quartiers populaires, venez dans nos classes sur les bancs de nos élèves. Voyez comme ils écoutent et parlent, voyez comme ils pensent. Il ne s’agira pas pour vous d’une visite au zoo, il ne s’agira pas pour eux de vous séduire. Nous vous proposons une rencontre, un échange d’au moins une journée. Prenez le temps de vous asseoir face à eux et de leur dire directement ce que vous pensez d’eux. Comme ils vous déroutent, comme ils vous inquiètent, comme ils vous sont étrangers. Ayez le courage de leur faire face, de répondre à l’indignation, à la colère, au désintérêt de ces enfants et adolescents de la France des marges. Vous pourrez leur demander directement pourquoi ils sont si peu reconnaissants envers la République. Vous les verrez vous rendre vos sourires gênés et vos piques verbales, votre profond mépris.
Mais vous serez dans la vraie vie. Celle du chômage, des discriminations, de la rue, du délabrement urbain, de la débrouille, et de toutes ces réussites joyeuses que bien souvent vous négligez. Vous dépasserez ainsi les dénonciations stériles, les débats caricaturaux de l’entre-soi.
Nous serons là aussi. Enseignants de collèges et de lycées ZEP, REP ou sensibles. Nous vous montrerons cet indéniable dynamisme démographique, sportif, culturel, artistique des quartiers. Pour ceux qui y travaillent les yeux bien ouverts et sans y faire œuvre de missionnaire, il y a cette évidence folle et parfois brusque d’une énergie à voir et à entendre, à accompagner. Cet optimisme que nous avons, vous préférez toujours y voir du déni, voire de l’angélisme. Mais nous ne nions pas certaines difficultés. Nous les voyons et avons longtemps été les premiers à en appeler aux politiques et intellectuels pour défendre l’Ecole pour tous avec force et moyens. Nos mots (maux) ont rarement suscité autant d’intérêt qu’aujourd’hui où l’Ecole sert de paravent aux politiques de gauche comme de droite, et nos revendications de terrain ont la plupart du temps été résumées à « plus de moyens » pour des gens « souvent en vacances ».
Or, jour après jour, nous sommes témoins de ces plaies, de ces failles qui aspirent certains, de ces absences et démissions nombreuses d’une République plus centrale que périphérique. Nous enseignons la liberté, l’égalité en précisant aux élèves qu’il s’agit de valeurs à défendre en continu alors même que par endroits elles restent à créer. Nous répondons à leurs critiques légitimes, à leur scepticisme, à leur amertume qui isolent et altèrent irrémédiablement le corps social. Et nous gérons notre schizophrénie, celle de ceux qui transmettent un message que la rue contredit.
Toutes ces tensions qui chez vous n’appellent que la condamnation, la sentence bien-pensante, nous les inscrivons dans la réalité, une histoire nationale chargée pas toujours assumée et une complexité du monde. Nous entendons les cris stridents d’une petite minorité de jeunes mais nous voyons aussi la générosité, l’envie, l’humour et la curiosité du plus grand nombre. A chaque heure de cours, malgré la fatigue et les aléas. Malgré les intrusions de messages médiatiques et politiques qui dénigrent notre travail ou renvoient une image terne ou dégradée de nos élèves. Car ce que nous construisons sur la durée, sur des mois et des années, vous pouvez le salir, l’ébranler en quelques minutes, à coup de mots maladroits ou volontairement blessants. En cela, vous avez votre part de responsabilité dans le fossé qui se creuse entre la République et une partie de sa jeunesse.
Mesdames, Messieurs, les jeunes des quartiers populaires méritent mieux que vos discours lointains, ils méritent qu’on leur parle en face. Nous les voyons évoluer, nous suivons ces esprits jeunes qui, quoiqu’on en dise, dans la contestation, le silence, l’engagement ou même la colère, sont ici bien chez eux et ne se voient vivre nulle part ailleurs.
Votre République, notre République, c'est la leur. Et au vu de nos âges respectifs, reconnaissons qu’ils en sont davantage l’avenir que nous, quelle que puisse être notre postérité. Ainsi, comme tous les habitants de ce pays, ils peuvent aimer ou non la République, la croire sur parole ou lui rappeler ses tromperies, ce n’est pas un délit. C’est le début d’une vie commune. Venez donc vivre cette vie. Entendez, voyez, dialoguez, répondez, partagez vos lumières. Rendez concret ce vivre ensemble que vous croyez voir faillir dans les quartiers populaires, alors que plus que n’importe où ailleurs en France, s’y côtoient, s’y mélangent, s’y nourrissent, s’y moquent et s’y entraident des histoires venues de tous les continents.
Contacts : hypotheses.aggio@gmail.com
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