Avec cette loi, le gouvernement souhaite renforcer les pouvoirs des services de renseignements, particulièrement engagés dans la lutte contre le terrorisme depuis les attentats meurtriers contre "Charlie Hebdo" et l'Hyper Cacher.
Objectif : "offrir un cadre légal" aux multiples interceptions (appels téléphoniques, SMS, e-mails, conversations sur des réseaux sociaux...). Dans le texte, dès la deuxième partie, il est précisé que :
La mise en œuvre des techniques est soumise à autorisation préalable du Premier ministre. Les autorisations sont délivrées, après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, par le Premier ministre ou l'une des six personnes déléguées par lui."
Entre les lignes, le message est clair : renforcer les pouvoirs des services de renseignement, et tant pis si le juge est absent de l'équation.
"Une tendance à se passer du juge"
"Dans les mesures prévues par le projet de loi sur le renseignement, il n'y a plus de contrôle réellement efficace par des juges", confirme Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature.
Cette volonté s'est illustrée précédemment avec la loi de programmation militaire et la loi contre le terrorisme, en fin d'année 2014. La mesure du blocage des sites djihadistes (qui devrait bientôt être étendue) ne passe désormais plus par la case justice, lui préférant une liste noire. Même chose pour les interdictions de sortie du territoire désormais décidées par les services du Premier ministre.
"Dans toutes ces lois, la logique est toujours d'écarter le juge pour conférer à l'administration le pouvoir décisionnaire", souligne Laurence Blisson. Virginie Duval, présidente de l'Union Syndicale de la magistrature (USM), confirme ce constat :
Il y a effectivement une tendance à se passer du juge. Ce nouveau projet de loi pose la question de l'absence de la présence judiciaire et de l'absence totale de contrôle."
Elle explique : "Le juge est le garant des libertés individuelles. En matière de renseignement, il doit veiller à ce qu'un équilibre soit respecté entre les atteintes aux libertés et l'intérêt national de la sécurité. Mais le juge est souvent vécu comme un empêcheur de tourner en rond..."
Le juge serait un enquiquineur dans les enquêtes, en particulier portant sur le terrorisme ? La solution la plus simple étant souvent la meilleure, le gouvernement a opté pour limiter son droit de regard.
"Le juge est là pour poser des règles"
Pour Laurence Blisson du Syndicat de la magistrature, "l'administration a toujours considéré que l'activité de renseignement est une prérogative au service de l'Etat, et non pas au service des citoyens."
Seulement, ôter le contrôle des juges présente un risque de dérives, voire une menace pour les libertés. "Dans ce genre d'affaires, les enquêteurs veulent mettre en œuvre tous les moyens, tout de suite", pointe Virginie Duval de l'USM. "Le juge est là pour poser des règles, tempérer les velléités."
Est toutefois avancé le risque d'un allongement du temps de procédure en cas de passage par un juge. Un argument démonté par les deux représentantes des magistrats. "Cet argument vise à porter le discrédit", critique Laurence Blisson. "Le temps de l'audience peut être largement réduit si la loi le prévoit, comme pour la rétention de personne étrangère quand le juge doit statuer dans un délai de 24h. Les choses peuvent se décider de manière très rapide."
Surtout que l'autorité judiciaire dispose de permanences 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 !", rappelle Virginie Duval.
Critique également rejetée par Jean-Marie Delarue, membre du Conseil d'Etat et actuel président de la Commission qui, jusqu'à l'adoption du projet de loi, valide et contrôle les écoutes des services de renseignement. "Quand un enquêteur fait une demande d'écoutes, elle monte par sa hiérarchie jusqu'au ministre, qui nous l'envoie" explique-t-il. "Combien de temps pour aller jusqu'au ministre ? Une quinzaine de jours, parfois trois semaines, contre moins de 24h de mon côté pour statuer. Pour les demandes d'urgence, je statue en trois quarts d'heure maximum."
"On risque de glisser vers un Etat policier"
Avec le projet de loi sur le renseignement, le gouvernement a décidé d'amoindrir le contrôle par les juges, relégués à un contrôle a posteriori sans grande efficacité. En effet, une Commission est prévue (composée de magistrats mais aussi de parlementaires) qui délivrera des avis sur les mesures mises en place. Seulement, elle ne sera pas en mesure d'interrompre instantanément une procédure, mais devra, au terme d'une procédure complexe, saisir le Conseil d'Etat. Même chose pour une personne ciblée qui n'aura que peu de possibilités de faire entendre son recours.
Le juge antiterroriste Marc Trévidic craint déjà "des dérives". "Ces pouvoirs exorbitants se feront sans contrôle judiciaire", critique-t-il dans "l'Express". "Ne mentons pas aux Français en présentant ce projet comme une loi antiterroriste : il ouvre la voie à la généralisation de méthodes intrusives, hors du contrôle des juges, pourtant garants des libertés individuelles dans notre pays."
Même si le passage par le juge ne représente pas une garantie absolue, il s'apparente à une garantie nécessaire. "Ce projet de loi vise à donner à la puissance publique le pouvoir de tout faire", estime Laurence Blisson. "L'ensemble de ces pouvoirs intrusifs se retrouvent concentrés entre les mains du Premier ministre. Il s'agit d'un texte profondément liberticide."
Le juge est indépendant", rappelle Virginie Duval. "Ce qui n'est pas le cas de la police, régie par un pouvoir hiérarchique. Quand il y a une autorité judiciaire, la police ne peut pas faire ce qu'elle veut..."
"Avec ce texte, on risque de glisser vers un Etat policier avec une surveillance généralisée des citoyens", critique la secrétaire général du Syndicat de la magistrature. "Quand on parle de renseignement, il ne faut pas s'en remettre à la bonne pratique de l'Etat, sans contrôle extérieur sérieux."
(d'après Boris Manenti - Nouvel Obs)