samedi 19 janvier 2019

Faut pas pousser Mémé dans la téléassistance!

Censé permettre d’appeler à l’aide en cas de chute, le médaillon autour du cou des vieux est joli, rassurant… et parfaitement inutile. Patatras.

D'après "Les jours" 30 novembre 2018 - Nicolas Cori

Quand on perd l’équilibre, on tombe. Ça arrive souvent aux enfants qui apprennent à marcher, mais ce n’est pas grave : à cet âge-là, on pleure, on demande un bisou à papa ou à maman, et on repart. À 12 mois, on n’a pas encore de bons réflexes, mais un corps élastique qui permet d’encaisser les bobos. 
Quelques bonnes dizaines d’années plus tard, ce n’est plus le cas. Les vieux choient souvent et se font très mal. Il y a la fameuse fracture du col du fémur, mais aussi des statistiques importantes de mortalité. Les chutes sont la première cause de décès accidentel chez les plus de 65 ans. Du coup, les personnes âgées – et leurs enfants – ont peur de voir survenir un tel événement, souvent synonyme de déclin physique et psychologique et, à terme, d’entrée dans un Ehpad.
La crainte est d’autant plus importante que de nombreux vieux vivent seuls à leur domicile et ne peuvent donc compter sur personne. Pour les rassurer, eux et les aidants, un marché s’est développé : celui de la téléassistance. Mais pour une utilité si faible que l’on peut vraiment parler d’arnaque. Démonstration.

Le principe de la téléassistance ou de la téléalarme est a priori simple. La personne âgée porte sur elle un objet relié à une borne installée à son domicile, et avec une portée limitée à quelques mètres. Dans le scénario théorique présenté par tous les téléopérateurs, elle trébuche ou fait un malaise chez elle, perd l’équilibre, tombe et ne peut se relever seule. Elle appuie alors sur un bouton qui lui permet de prendre contact avec un téléopérateur. Si la situation n’est pas grave, ce dernier prévient un voisin ou la famille ; s’il faut une intervention médicale, il appelle les secours. 
Dans la vie de tous les jours, l’objet est censé être discret pour pouvoir être porté en permanence. Tenant dans la main et très léger (30 grammes maximum), il est conçu pour prendre la forme d’un objet du quotidien. Exemple, l’entreprise Assystel commercialise ainsi le bijou « Framboise », un gros pendentif de couleur rouge – également disponible en rose « pour les femmes coquettes ». Framboise peut aussi être porté sous forme de bracelet ou à la ceinture, ce qui est « parfait pour les hommes », dit la publicité (dans ce cas, le bijou est bleu, car c’est bien connu, les hommes portent du bleu, pas du rose).

Framboise, d'Assystel, le bijou de téléassistance
Le service est facturé de 20 à 30 euros par mois et, de l’avis de 60 millions de consommateurs qui a testé huit marques en 2015, vous en aurez pour votre argent si vous vous abonnez. 
C’est-à-dire que, si vous appuyez sur le bouton d’appel, il y a bien quelqu’un à l’autre bout du fil 24 heures sur 24, même s’il faut attendre quelques minutes. « La plateforme Vitaris a été extrêmement rapide à décrocher lors de nos appels, écrit le mensuel. L’accueil a été apprécié par nos testeurs. » Conclusion : « Les services de téléassistance offrent une sécurité précieuse pour les personnes âgées vivant seules à domicile. (…) Ce service, essentiel pour faciliter le maintien à domicile des personnes âgées et/ou handicapées, est appelé à se développer. »

Les pouvoirs publics poussent depuis très longtemps ce marché. Dès la fin des années 1970, quand de nombreux Français n’avaient pas de téléphone fixe, on parlait de créer un « service public de téléalarme » à destination des personnes âgées. 
Puis, dans les années 1980, avec la décentralisation, ce sont les départements qui ont lancé des numéros spéciaux avec, à l’autre bout du fil, des centres d’appels spécialisés. Des acteurs mutualistes et des associations ont d’abord occupé le terrain, avant de voir arriver des sociétés privées. 
Les services ont évolué : les gros boîtiers de téléalarme lourds à porter ont été remplacés par des médaillons plus discrets. Le soutien des pouvoirs publics, lui, est resté constant. Depuis la loi Borloo de 2005 sur les services à la personne, souscrire à un contrat de téléassistance donne même droit à des crédits d’impôt et la dépense peut être prise en charge pour les plus pauvres dans le cadre de l’allocation personnalisée d’autonomie, l’APA.

Les soldes aussi en téléalarme!
Résultat, plus de 550 000 personnes disposent aujourd’hui d’un tel dispositif, selon l’Association française de téléassistance (Afrata), le lobby de la profession. 
Le marché est éclaté entre de nombreux acteurs : groupes privés spécialisés (Assystel, Vitaris), acteurs financiers qui s’adressent à leur clientèle vieillissante (Crédit mutuel Arkéa, Axa ou Groupama) et associations (Présence verte). À côté des dispositifs nationaux, les départements proposent aussi des contrats à des tarifs souvent avantageux (le service étant ensuite assuré par des opérateurs privés).

Oui, mais tout cela sert-il vraiment à quelque chose ? Les vieux ont-ils vraiment besoin d’un service différent du reste de la population pour appeler leurs proches ou les urgences ? 
Quand l’idée de la téléassistance a été émise, dans les années 1970 et 1980, alors qu’une partie de la population n’avait pas de téléphone ou ne disposait que d’un appareil fixe à cadran, on pouvait comprendre la nécessité d’un dispositif simple et portatif. Mais à l’heure du portable généralisé, pourquoi payer un tel service ? Les opérateurs de téléassistance sont d’ailleurs très discrets sur l’efficacité de leurs produits par rapport à un appel au 15 ou au 18. Exemple, sur sa plaquette commerciale, Assystel communique sur les « 5 000 chutes » qu’elle « traite » par an (pour 30 000 clients), mais sans détailler l’utilité de ses services...

Dans leurs messages commerciaux, les entreprises préfèrent mettre en avant la « sécurisation » de la personne âgée, la « tranquillité d’esprit » que cela assure à son entourage et le coût du service, beaucoup moins élevé qu’un placement en maison de retraite. Mais, si on creuse un peu, on se rend compte que les numéros d’appel ne servent pas qu’à faire face aux situations d’urgence. Au contraire, même. 
Les professionnels reconnaissent ainsi que, dans la plupart des cas, les clients qui appuient sur le bouton n’ont pas chuté et n’ont pas de problème physique. «75 % à 85 % des appels sont des appels de confort ou de soutien psychologique qui permettent de rompre l’isolement, de calmer une angoisse ou un coup de déprime. Il faut savoir lire entre les lignes, car souvent l’abonné nous dit qu’il n’a pas appelé et qu’il s’agit d’une erreur. (…) Ces personnes ont besoin de parler et ne veulent pas déranger leur famille », expliquait ainsi Philippe Godiard, directeur général de HomVeil-Téléassistance, au mensuel Le Particulier pratique.


Mieux vaut effectivement que les vieux appellent des téléopérateurs plutôt que d’encombrer les urgences (ce qu’ils font aussi, mais tout comme d’autres personnes, plus jeunes). Seulement, facturer 30 euros par mois pour bénéficier d’un service comme SOS Amitié (gratuit, on le rappelle) n’est pas un argument marketing qui fait mouche, surtout auprès des familles, souvent à l’origine de l’achat du produit. Alors, on fait peur. 
Mais pas n’importe comment. On ne parle pas des chutes traumatiques qui se traduisent par des pertes de connaissance. À quoi servirait un pendentif sur lequel il faut appuyer dans ce cas ? Non, on développe à foison les risques à rester longtemps couché par terre après une chute qui, en elle-même, n’est pas grave. 
L’assureur Axa (qui vend le produit Tranquileo à destination des vieux) décrit ainsi les « conséquences physiques et psychologiques importantes », en particulier après 80 ans, d’une situation prolongée au sol : la « phlébite » qui peut « se compliquer en embolie pulmonaire », la « mauvaise oxygénation de la peau » qui va provoquer des escarres, l’« écrasement des muscles » qui « peut entraîner la mort des fibres musculaires » (ça s’appelle la rhabdomyolyse), la déshydratation, l’hypothermie… Une étude est souvent citée par les promoteurs de la téléassistance : les individus ayant passé plus d’une heure au sol après une chute ont un risque de mortalité multiplié par deux à six mois, même en l’absence de traumatisme. Conclusion : chaque minute compte, alors, comme le proclame Assystel dans ses publicités pour Framboise, dépêchez-vous de vous équiper avec « le bijou qui sauve des vies » !

Là, on peut être partagés. Si Framboise sauve des vies, peu importe son coût, allez-vous dire. Et tant pis si les vieux l’utilisent comme remède à la solitude. Il suffit d’une fois pour que le bijou soit vraiment utile… Autant d’arguments qui semblent a priori raisonnables, mais s’écroulent quand on regarde comment les personnes âgées se servent vraiment de la téléassistance après être tombées : dans bien des cas, les personnes âgées n’appuient pas sur le bouton d’appel. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elles ne le portent pas à ce moment-là : Elles ont oublié de le mettre, ou sont en fait opposées au pendentif acheté par leur fils ou leur fille parce qu’elles le trouvent stigmatisant… Il peut aussi arriver que les vieux portent leur médaillon mais ne le peuvent pas le déclencher car ils se retrouvent coincés dans une position qui ne leur permet pas d’appuyer dessus. Ou bien ils sont trop désorientées et n’y pensent pas, etc.

En 2008, une étude a été menée par une épidémiologiste et une infirmière de recherche clinique, publiée dans le British Medical Journal, sur le comportement de personnes de plus de 90 ans ayant chuté et n’arrivant pas à se relever seules. 
Elle établissait que, parmi les possesseurs de système de téléalarme, 80 % n’avaient pas appuyé sur le bouton déclencheur. Raisons avancées par les personnes elles-mêmes : « J’ai essayé d’appeler, mais le médaillon ne marchait pas car il était déchargé », « Je l’avais enlevé avant d’aller au lit et placé sur la table de nuit où je n’ai pas pu l’atteindre », « J’ai un médaillon mais je n’ai pas l’habitude de le porter. Je l’accroche ici, au dos de cette chaise », « Je ne voulais pas appuyer sur l’alarme, même si je portais le bouton déclencheur, par peur d’être emmenée à l’hôpital »… 
Conclusion des deux auteures : « Du travail d’information est nécessaire pour que les systèmes de télé alarme soient effectivement utilisés. Les services prestataires doivent mieux comprendre les attentes des personnes âgées afin de leur fournir de meilleurs services. » 

Dix ans plus tard, cela ne semble toujours pas être le cas. Une nouvelle étude, menée en 2017 en France par des médecins, constatait que « les sujets qui avaient acheté un système de téléalarme ne présentaient pas de différences significatives en termes de temps passé au sol ou de conséquences médicales avec ceux n’en ayant pas acheté ».

Vu comme ça, effectivement, la téléassistance ressemble bel et bien à une arnaque. 
Et il semble étonnant que tous les acteurs officiels (pouvoirs publics, associations de personnes âgées, journaux de défense des consommateurs…) en fassent la publicité sans voir que la protection qu’elle offre est bien souvent illusoire.
 
Proposons une hypothèse : ces abonnements sont le signe qu’on se sent coupables de laisser « nos » vieux seuls chez eux, et on ne va pas chercher plus loin l’efficacité de ces dispositifs. Une mauvaise conscience qui nous coûte à tous, puisque ces appareils sont en partie financés par nos impôts.

Mais cela ne veut pas dire que la téléassistance est vouée ad vitam æternam à l’inefficacité. Dans la conclusion de l’étude réalisée par les médecins français citée ci-dessus, il y a une recommandation qui mérite d’être examinée avec attention : « Les personnes n’ayant pas déclenché leur bouton d’alerte devraient bénéficier de la nouvelle génération de produits ne nécessitant pas d’être contrôlés par ces derniers », est-il écrit. De quoi parle-t-on ? De systèmes qui se déclenchent tout seuls, grâce à des capteurs détectant un comportement physique anormal ou inhabituel chez la personne âgée. Par exemple, le bracelet antichute, souvent proposé comme un outil complémentaire par les sociétés de téléassistance (et donc facturé 5 à 10 euros plus cher). Ce qui prouve, au passage, que les entreprises sont bien conscientes des limites de leur offre traditionnelle (mais ne le disent pas très fort).

Pour l’instant, aucune étude scientifique indépendante n’existe sur ces nouveaux produits, qui semblent d’ailleurs peu connus du grand public. Difficile donc de juger de leur efficacité réelle. Mais l’offre de solutions technologiques se développe : SeniorAdom ou Telegrafik proposent ainsi d’installer dans les foyers des bornes afin d’analyser, grâce à des algorithmes, le mouvement des personnes y résidant et de donner automatiquement l’alerte en cas de chute. Pour le coup, on est là devant des solutions franchement intrusives. 


Et même si, sur le papier, cela semble plus efficace que les simples pendentifs, on peut se demander si l’espionnage généralisé des moindres faits et gestes des vieux est bien éthique!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire