samedi 27 avril 2019

Il faut sauver le soldat Maya !

Gilet jaune et noir, Maya pique une colère!


Représentante des abeilles qui en ont ras l’antenne de mourir dans l’indifférence générale, Maya nous détaille ses revendications.


d'après Les Jours 10 avril 2019


Quand Maya a ouvert les yeux à son réveil printanier, les ronds-points fleuris étaient encore recouverts d’inscriptions humaines : « Y’en a marre », « On n’en peut plus », « Faut que ça change!»… et elle a trouvé que c’était valable pour elle aussi. C’est donc affublée d’un gilet bicolore jaune et noir qu’elle exige d’être écoutée. Et c’est vrai que sa situation n’est pas brillante.


Que voulez-vous dire, Maya, avec votre gilet jaune et noir ?

D’abord, c’est notre costume naturel. Comme le jaune marche bien en ce moment, on s’est dit qu’on avait notre chance dans les médias. Il est grand temps. Ça fait tout de même bientôt trente ans qu’on crève en silence par paquets de mille. Rien que l’année dernière, les apiculteurs ont perdu en moyenne 30 % de leurs colonies et certains jusqu’à plus de 80 %, dépeuplées de nos congénères à la sortie de l’hiver. Au total, selon un décompte de la Fédération des apiculteurs professionnels, quelque 400 000 ruches ont passé l’arme à gauche. Et encore, vous avez bien failli ne pas avoir l’info. Il a fallu faire jouer la Sonnerie aux morts par un trompettiste en juin dernier sur l’esplanade des Invalides pour que le ministère de l’Agriculture se décide à lancer une enquête nationale. Le lieu était bien choisi : c’est une armée de consœurs qui meurent chaque année aux champs. Même en temps de paix.

Nos ennemis, d’ailleurs, sont connus. Les campagnes françaises sont bombardées de pesticides depuis le milieu du XXe siècle.

Les scientifiques ont beau usiner pour prouver les effets de la chimie sur nos neurones, plusieurs générations y passent avant que les produits les plus toxiques soient interdits. 
De plus, un cortège de maux divers et variés nous pourrit la vie en supplément : le changement climatique risque de perturber le ciel et une flopée de parasites, de virus et de maladies contagieuses viennent jusque dans nos bras égorger nos filles dans nos campagnes. Le Varroa destructor, par exemple, un acarien plutôt laid, introduit en France au début des années 1980, continue à nous pomper l’hémolymphe
Trop c’est trop, l’alvéole est pleine. J’appelle mes consœurs à investir les ronds-points pour qu’on nous entende vrombir jusqu’à la place Beauvau

L’hémo-quoi ???

En gros, l'hémolymphe c’est notre sang à nous, les invertébrés. Et comme si cela ne suffisait pas, au début des années 2000, Vespa velutina, le frelon asiatique, un serial killer d’abeilles, a débarqué de Chine. Trop c’est trop, l’alvéole est pleine. J’appelle mes consœurs à investir les ronds-points pour qu’on nous entende vrombir jusqu’à la place Beauvau.

Qu’attendez-vous du gouvernement ?

Qu’il arrête de mollir. Les reculades ne se comptent plus. Lancé en 2008, le plan Écophyto ambitionnait de réduire de moitié l’usage des pesticides en France d’ici à 2018… C’est une réussite, bravo! la consommation française a augmenté ces dix dernières années ! Pour dire tout le bien qu’on pense de moi, il y a toujours du monde. Mais dès qu’il s’agit de mettre les mains dans la propolis, il n’y a plus personne.

Tenez, le 24 décembre dernier, dans une tribune parue dans Le Monde, trente-six députés Les Républicains ont lancé un cri d’alarme en notre faveur. L’esprit de Noël semblait enfin là. 
Mais quelques jours plus tard, figurez-vous que le journaliste scientifique du quotidien Stéphane Foucart les a pris la main dans le pot de miel en moulinant un par un leurs noms dans le moteur de recherche du site NosDeputés.fr. Riche idée : trente des trente-six élus en question avaient soutenu au moins un amendement contestant l’interdiction des néonicotinoïdes, ces pesticides introduits dans les années 1990 dont on a la preuve qu’ils ont des effets mortels sur les abeilles et les guêpes.


Quant au grand patron, c’est le pompon. Après nous avoir expliqué qu’il était inutile d’inscrire dans la loi la sortie du glyphosate – un herbicide dont on a appris récemment qu’il nous fusillait les intestins – puisque le monde agricole allait, contre l’évidence, se porter volontaire pour s’en passer, Emmanuel Macron a rebroussé chemin. « Est-ce qu’on peut dire qu’il n’y aura plus du tout de glyphosate dans trois ans ? Impossible. Je ne vais pas vous mentir, ce n’est pas vrai », nous a lancé tout de go le Président, lors d’un des premiers rounds du grand débat, à Bourg-de-Péage, dans la Drôme. Franchement, même si nous avions toute légitimité à participer à ce raout national, rayon transition écologique, on a bien fait d’aller butiner ailleurs.

Vous considérez-vous comme une lanceuse d’alerte ?

C’est une évidence et ça mériterait l’asile diplomatique à Cuba où, depuis la fin de l’URSS, on ne nous asperge plus de pesticides de synthèse. Avec mon habit jaune et noir et mes milliards de congénères (il y a environ 1,3 million de ruches en France), je ne suis que la pointe émergée de l’iceberg, qui par ailleurs fond plus vite qu’un esquimau. Je ne suis que l’abeille domestique, Apis mellifera, je fais du miel, je m’adapte en ville,
j’ai la cote, je peux servir d’étendard à la cause. Mais derrière moi, il y a quelque 1 000 espèces d’abeilles sauvages hexagonales, près de 2 000 en Europe et peu ou prou 20 000 dans le monde. Il est certain qu’elles peuvent manquer de glamour : elles vivent en solitaires, ne produisent rien directement pour les humains… Presque des hippies si on les compare à ma production stakhanoviste.

Elles comme moi sommes logées à la même enseigne : les insectes en général sont bien avancés en matière d’effondrement de la biodiversité. C’est ce que les entomologistes nomment le « syndrome du pare-brise » : il n’y a plus, désormais, un seul moucheron collé sur la vitre, même sur un Paris-Marseille par l’autoroute du Soleil.
Le premier rapport mondial sur l’évolution des populations d’insectes prévoit même notre disparition à tous pour le début du XXIIe siècle. Depuis trente ans, notre biomasse totale diminue de 2,5 % par an et notre taux d’extinction est huit fois plus rapide que celui des mammifères, des oiseaux et des reptiles. Ceux-ci ne tarderont pas à suivre, puisque nous constituons leur nourriture. Cela s’appelle la « sixième extinction de masse ». En tant que mammifères, vous pourriez d’ailleurs vous sentir concernés. Bref, même si la phrase attribuée à Einstein « Si les abeilles disparaissaient, l’humanité n’aurait plus que quelques années à vivre » est une fake news totale, force est de constater que ce qui est la mouise pour nous le sera bientôt pour vous. Alors si j’endosse le costume de Cassandre version gilet jaune, c’est pour le bien commun.


85 % des plantes à fleurs attendent le passage d’un insecte. Et en Europe, c’est plus d’un tiers de l’alimentation qui ne peut se passer de la pollinisation


La grève générale est-elle une option ?

En ma qualité d’animal, je ne dispose hélas pas de la liberté de monter un piquet de grève devant les ruches de France et de Navarre. Mais imaginons un instant que ce soit le cas. Figurez-vous que mes congénères et moi-même sommes à l’origine d’un service – gratuit – de pollinisation. Rouvrez vos manuels de bio : dans une fleur, il y a des étamines et des pistils. Le pollen des premières doit féconder les seconds. Il se trouve que je récolte du pollen pour ma consommation personnelle. Je transporte des milliers de grains dans les poils en forme de peigne qui recouvrent mon corps… et je les disperse. Grâce à moi, les fleurs produisent une graine qui germe et donne une fleur. Bref, je pollinise.
 85 % des plantes à fleurs attendent le passage d’un insecte de l’ordre des hyménoptères (moi, mes cousines sauvages et les guêpes), des diptères (les mouches et syrphes surtout), des lépidoptères (les papillons) ou des coléoptères (les charançons qui ont bien mauvaise réputation, les pauvres). Et on ne parle pas seulement des jardinières de balcon. Mais bien de votre salade de fruits détox – cerises, prunes, pommes –, de vos Buddha bowls livrés par un esclave à pédales – courges, fraises, poivrons, tomates – et même du colza ou du tournesol qui produisent les huiles de vos petites salades. 
En Europe, c’est plus d’un tiers de l’alimentation qui ne peut se passer de la pollinisation.


Et comme rien ne vaut une comparaison en points de PIB pour apparaître sur le bandeau d’une chaîne d’info en continu, la valeur mondiale de ce service a été chiffrée à 153 milliards d’euros, soit 9 % de la valeur de la production alimentaire. Quand on va tous et toutes s’arrêter en même temps, soit parce qu’on aura obtenu le droit de grève, soit parce qu’on sera mort·e·s, ce qui est plus probable, vos estomacs vont comprendre leur douleur. Votre porte-monnaie aussi.

Comptez-vous présenter une candidature aux prochaines élections ?

J’ai en effet des atouts sous le jabot – contrairement à Yannick (Jadot), qui rame un peu question popularité. Tout le monde me connaît, les ruraux comme les urbains, les vieux et les jeunes. J’ai inspiré des philosophes, des mathématiciens. On peut quasiment dire que je suis devenue un objet culturel. Mon capital sympathie est énorme. Je suis proche d’une icône pop. Je vous rappelle que Beyonce, la chanteuse la plus bankable du monde se fait appeler « Queen B », « la reine des abeilles ». Ce qui n’empêche en rien ma qualité de vie de se dégrader.

Finalement, je reste proche du peuple. Et je suis réprimée comme lui. 
Comme l’a noté l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz dans une chronique récente parue dans Le Monde, « la répression policière des gilets jaunes et la disparition des insectes − annoncée par des scientifiques pour le début du XXIIe siècle – partagent une origine commune qui remonte à la fin de la Première Guerre mondiale, au moment où les gaz de combat sont reconvertis à un usage civil, à la fois comme phytosanitaires pour nettoyer les champs et comme gaz lacrymogènes pour réprimer grévistes et émeutiers ». 
Vous voyez bien que je n’ai jamais aussi bien porté mon habit jaune et noir. Finalement, ce qui me différencie le plus des GJ, c’est ma position. Eux veulent prendre l’Élysée. Moi, j’y suis déjà entrée. Bien au chaud dans les quatre ruches qui garnissaient les jardins du palais. Jusqu’à ce qu’on me vire cette année, certes. Mais je connais le chemin. Alors il serait bon que les prochaines paroles du Président soient comme du miel à mes oreilles.

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