samedi 11 août 2018

Vaugneray au temps des calèches!

D'après Lyon Revue / octobre 1880/ Article d'Edmond Jumel
La montagne lyonnaise 
 (NB. Nous avons respecté l'orthographe des noms de lieux en usage à la fin du 19ème siècle)

Départ de Tassin 
Aux environs immédiats de Lyon, nous ne connaissons pas de station qui soit plus gaie, plus vivante, plus pittoresquement animée que celle de Tassin.
Par une belle matinée d'été, à l'heure où sont réunis, devant la gare, tous les omnibus qui mènent au pied des montagnes, ils sont quatre ou cinq qui attendent l'arrivée du train, sans compter les chars à bancs destinés aux familles riches de la contrée.
Quand on sort du train, on se précipite, pêle-mêle, vers la voiture que l'on doit prendre et il y a là cinq minutes d'un tumulte charmant que l'on n'oublie jamais: on se trompe de véhicule, on se cherche, on s'interpelle, on se salue d'une voiture à l'autre, on se case tant bien que mal, on s'entasse au besoin, mais enfin tout le monde partira, et tout cela pendant que les chevaux grattent la terre du pied, chassent les mouches et secouent leurs grelots, que les conducteurs comptent leurs voyageurs, parlent à leurs bêtes et prennent les commissions des gens de Tassin.

Toute cette scène, vivement éclairée par un soleil déjà brûlant, s'enlève en vigueur sur les verdures voisines et les vapeurs bleuâtres qui voilent les coteaux du Point-du-Jour, de Chaponost, de Francheville et ceux de Craponne au-dessus desquelles émergent une à une les cimes des montagnes. 
C'est charmant et l'on ne songe déjà plus au départ, quand tout à coup succède au tumulte de tout à l'heure un moment de silence; puis les voitures s'ébranlent une à une, on part, on est parti.

On monte les "esses" à pied!
Nos omnibus prennent la petite route assez verdoyante qui mène à Pont-d'Alaï, ils se suivent à la file indienne et malheur aux voyageurs du voiturin parti le dernier, ils ont la poussière de tous les autres. 
A Pont-d'Alaï, le conducteur de la voiture sur laquelle nous nous trouvons est hèlé par un cabaretier de l'endroit et il arrête ses chevaux pour répondre. (...) Bien mieux encore quand, après avoir traversé le pont, on nous prie de descendre pour monter la côte de Bel-Air.

Avant d'arriver en haut de la montée, nous dépassons une bonne vieille voiture de famille que remorque un' gros cheval plus habitué à traîner la charrette que la calèche; attelage et équipage sont lourds, mais solides, aussi emportent-ils une nichée d'enfants que surveillent deux adolescents, garçon et fille. 
Tout ce petit monde s'en va passer quelques jours chez de grand parents, dans une de ces maisons de campagne que l'on trouve de distance en distance sur les premiers ressauts de la montagne; ils sont attendus avec impatience, leurs chambres sont prêtes et sur la table autour de laquelle ils s’assiéront, dans une heure ou deux, pour déjeuner, on a déjà placé les plus beaux fruits et les meilleurs gâteaux; aussi ont-ils hâte d'arriver et parfois gourmandent-ils le vieux serviteur qui tient les rênes pour qu'il donne à son cheval une allure plus vive, mais lui, qui tient à ce qu'il ne survienne pas d'accident, ménage prudemment sa bête et la laisse marcher son pas d'habitude, le petit trot. 
Cette voiturée, joyeuse ainsi que notre manière accidentée de voyager, nous rappelle le temps, déjà bien éloigné, où, nous aussi, nous quittions avec bonheur et le collège et la ville pour aller passer nos vacances chez nos grands parents. Aussi est-ce le cœur plein de doux souvenirs que nous arrivons à la Table de pierre. 
A partir du groupe de maisons auquel une table de cabaret a donné son nom, la route suit à peu près le sommet d'une grande arête qui s'allonge et va toujours s'élevant entre les vallées que les eaux de l'Yzeron à gauche et celles du ruisseau de St-Genis-les-Ollières à droite, ont creusées dans les contreforts et dans la base même de la montagne, et c'est tout à l'heure cette même arête qui va nous aider à en gravir les pentes et nous amener, en nous faisant passer par le Recret, entre les deux sommets du grand Saint-Bonnet.

Craponne
Nous sommes alors sur le territoire de Craponne et sur l'ancienne grande route de Bordeaux; en face de son interminable ruban qui se développe, tout droit devant nous, la course de Lyon à Vaugneray qui ne dépasse pas trois heures, prend les proportions d'un véritable voyage, surtout pour ceux d'entre les voyageurs qui, partis de Perrache, Saint Georges ou Bellecour, en sont, ayant pris la mouche pour se rendre à St-Paul, à leur troisième moyen de transport.
Le chemin, comme toute grande route en général, est assez monotone et cela d'autant plus que, presque constamment bordé de maisons ou de murs, c'est à peine si, à droite, on a un peu de vue sur St-Genisles-Ollières et, à gauche, sur la vallée de l'Yzeron (...).
A la Tourette l'endroit s'appelait autrefois chez Jambon –les omnibus de Thurins se séparent de nous et prennent la route qui s'y dirige par Brindas et Messimy. Peu après, (...) au Tupinier c'est l'omnibus de Grézieu-la-Varenne qui nous quitte. 
La caravane se trouve alors réduite à une ou deux voitures suivant le nombre des voyageurs qui se rendent à Vaugneray. 
A partir du Tupinier, les maisons cessent, la route constamment en ligne droite depuis Bel-Air, change de direction, incline à gauche et  (...) le regard embrasse une agreste campagne toute coupée de haies buissonneuses et de bouquets d'arbres au travers desquels on distingue, d'un côté Brindas, les collines de Soucieu et le massif de Riverie, de l'autre Grézieu, son église et quelques habitations de plaisance assez originales.

Arrivée à Vaugneray
Bientôt un nouveau groupe de maisons se présente, c'est la Maison blanche, nous l'atteignons et nous laissons la grande route pour un chemin de grande communication qui monte à Vaugneray. 
Nous ne tardons pas à arriver sur la place principale du bourg qui est le chef-lieu d'un des plus pittoresques cantons du département du Rhône, et c'est avec bonheur que nous quittons la voiture dans laquelle nous étions emprisonné depuis Tassin.
Aussitôt descendus, nous entrons à l'Hôtel du Nord pour y déjeuner, ce n'est pas qu'on y soit mieux qu'ailleurs, mais il y a, chose assez rare en Lyonnais, une fenêtre de la salle à manger qui donne sur la vallée de l'Yzeron et nous aimons fort pouvoir, tout en prenant notre repas, jouir d'une vue agréable de la campagne, plutôt que de contempler les maisons de la rue ou de la place d'une petite ville. 


L'église de Vaugneray (NDLR: toute neuve, construite en 1865!)
Notre déjeuner terminé, nous commençons notre excursion. 
En face de notre auberge est l'église que longe le chemin que nous allons suivre. Cette église, plus ou moins romane de style et assez grande, ne fait pas mal (sic) quand on pénètre dans Vaugneray; elle domine la partie du bourg que traverse la route et est presque entièrement construite, à l'extérieur du moins, en vaugnerite, granit noir du pays; elle aurait un certain air de vétusté qui ne nuirait pas à l'effet, si elle n'était pas couverte en tuiles de Montchanin d'un rouge cru, que le temps ne parvient pas à assombrir. 
A l'intérieur elle est revêtue de calcaire blanc qui fait ressortir la couleur sombre des colonnes et des colonnettes. Ceci est assez bien entendu; malheureusement, malgré une certaine harmonie dans les proportions, malgré des vitraux d'un joli ton, il nous a semblé, -cela tenait-il à l'heure du jour ou à la disposition de notre esprit ? qu'il manquait à ce temple moderne ce caractère de religiosité qui impressionne tant dans les vieux sanctuaires; l'architecte n'a point animé son œuvre et la pensée de Dieu ne descend pas des voûtes pour vous saisir dès votre entrée comme dans d'autres édifices, vous étreindre et vous prosterner en vous arrachant, presque à votre insu, le cri de la Pythonisse antique: Deus! ecce Deus! 
Une porte latérale nous met sur la coursière que nous avions quittée pour entrer dans le temple. 

La rue du Recret
(...)Nous montons donc lentement, tournant le dos a Lyon et au Dauphiné et n'ayant devant nous que les pentes même que nous allons gravir; cependant un lacet du chemin nous met, pour un instant, en face du val de Vaugneray dans lequel le regard plonge comme dans une coupe dont un des côtés aurait été brisé. 
Par cette cassure la vue plane sur les plateaux du Lyonnais qui ondulent jusqu'aux collines de Fourvières, de Ste-Foy, de Chaponost et de Soucieu; entre Ste-Foy et Oullins, la trouée de l'Yzeron nous permet de voir le Rhône et nous retrouvons, plus loin à droite, le fleuve encaissé dans les collines qui le bordent entre Givors et Vienne. Au delà, la plaine du Dauphiné, toute bossuée de mamelons, s'étend entre les balmes viennoises au sud, et les hauteurs calcaires de Bourgoin, de Morestel et de Crémieu à l'est; au dessus, lorsque le temps le permet, s'élèvent les Alpes dont les cimes neigeuses terminent l'horizon.
Mais le lacet menaçant de prolonger notre route, nous prenons une  sente qui le coupe et nous conduit droit sur une lande qui couvre une partie du contrefort, au-dessus du hameau du Recret. Sur cette lande poussent, entre de grosses roches noires, des pins rabougris, des genêts trapus et des genévriers à demi-étêtés que l'on sent habitués à plier sous le souffle puissant de l'orage. C'est d'une sauvagerie on ne peut plus romantique et c'est dans un site semblable que durent apparaître à Macbeth les fatales sorcières.

La voie romaine
La lande traversée, notre sente aboutit à un chemin, qui monte de Grézieu. C'est la Via Romana, l'antique route qui menait en Auvergne et en Aquitaine les légions romaines. Elle sortait de Lyon par St Just, nous dit M. Guigue, dans son livre sur les voies antiques du Lyonnais, ou par la porte de St-Irénée, passait par Francheville, Grézieu, St-Bonnet-le-Froid et Chevinay. A Chevinay, elle se bifurquait: un embranchement allait rejoindre la grande voie à ou près de Brulliolles, en passant par Courzieu et Brussieux, l'autre tendait sur Feurs par Bessenay, Montrotier, Longuessaigne, Chambost et Essertines. 
La route avait dû être creusée dans le roc vif et ce roc n'est autre que du gneiss rubané dont les rubéfactions souvent assez vives ont injecté par places, de teintes roses, violettes ou orangées, les veines de quartz hyalin qui le traversent. 
Elle suit pendant un certain temps le sommet de l'arête et nous permet d'apercevoir à droite, le Mont-d'Or, la Bresse, le cours de la Saône et une partie de la chaîne du Beaujolais et à gauche le crest des Jumeaux et celui de la Proty dont la forme rappelle celle du Châtel qui se dresse entre le grand St-Bonnet et la Brévenne. La Proty s'élève entre les Jumeaux et l'Yzeron répétant exactement le mouvement du Châtel et obéissant ainsi à la loi du rythme qui régit les montagnes.
Sur les flancs des Jumeaux et de la Proty s'étalent, au milieu des bois qui revêtent entièrement la montagne de ce côté, de grandes taches, qui rappellent, par leur teinte, les places usées d'un vieux velours d'Utrecht vert. Ce sont des chirats, comme on les appelle dans le Lyonnais, et qui ne sont autre chose que des amoncellements de pierres. Les Allemands les désignent sous le nom de Mers de Pierres.
Ces roches entraînées par les eaux des orages, ont glissé sur les flancs de la montagne; elles se sont allongées dans les plis du terrain ou se sont accumulées au-dessus d'un rocher plus résistant dont la saillie les a arrêtées. (...)  
Au-dessus des pentes inférieures du crest de la Proty, on voit se profiler le Pié froid avec ses deux sommets et tout le contrefort qui lui fait suite et qui, de ressaut en ressaut, descend jusqu'à Brindas; en avant de la montagne, sur une manière d'éperon qui semble s'en détacher, se groupent les maisons de Chàteauvieux et le blanc campanile de sa petite église se détache nettement sur les bois aux teintes vert bouteille qui la dominent. Ces bois eux-mêmes, qui, à l'automne, se colorent de tons roux, s'enlèvent sur deux ou trois cimes du massif de Riverie dont les forêts, passées légèrement à l'indigo, font valoir les transparences cristallines de la masse du Pilat dont l'azur sombre se découpe sur l'azur tendre de la coupole céleste. Quant aux taillis qui recouvrent la Proty et les Jumeaux, ils sont, en été, d'un vert d'émeraude, mais, à l'arrière-saison ce vert éclatant est mélangé de jaune d'or, de terre de Sienne, d'amarante et d'un peu de bleu; on dirait alors avoir sous les yeux un immense tapis fait avec ces mousses en laine tricotée dont la mode commence à disparaître. 

Château de Saint-Bonnet
Tout ce paysage se présente à nous au travers des éclaircies faites par l'ouragan dans un bois de pins que le moindre vent fait chanter. Aux pins succèdent des taillis mêlés de baliveaux, composés de diverses essences, (...) et c'est à l'ombre des chênes, des hêtres, et de quelques sorbiers aux fruits rouges que nous atteignons la dépression qui sépare les deux sommités du grand Saint-Bonnet. 

Vis-à-vis de nous, nous retrouvons les bâtiments d'exploitation qui dépendent du château; au-dessus se dresse le clocher de la chapelle et à deux pas de là est le chemin que nous prîmes, lors de notre première excursion, pour descendre sur Chevinay. 

La coursière de Malval
Aujourd'hui, nous tournons à gauche, et reprenant la coursière qui suit la crête de la montagne depuis le Mercruy jusqu'au col de Malaval, nous entrons dans les bois de la Brelandine. 
Laissant à droite le crest coté 787 m. sur la carte de l'Etat-major, la coursière monte d'abord, atteint un petit plateau, puis se met à descendre sur le col on se trouve alors sur le revers méridional du Saint-Bonnet, et au bout de quelques minutes on sort du bois. 
On n'a plus, à sa gauche, que des cultures qui couvrent les pentes presque à pic de la montagne et, à droite, des genêts et de jeunes pins. La vue de ce point est très belle on sent que l'on va cesser de courir sur des crêtes ou des cimes isolées, mais bien que l'on va entrer dans la montagne même c'est elle seule que la vue rencontre: en face de vous se dresse le crest des Jumeaux qui, par son isolement, ses formes vivement et régulièrement accentuées, et la pointe assez aiguë qui le termine, semble encore plus élevé qu'il né l'est réellement. D'un côté du Crest, entre ses pentes et le grand ressaut du mamelon conique de la Proty, nous retrouvons les déclivités du Pié froid derrière elles se dessinent toujours les dentelures du massif de Riverie au-dessus desquelles l'éternel Pilat estompe ses lignes majestueuses de l'autre, se succèdent les versants occidentaux des hauts sommets du massif d'Izeron, tandis que presque à vos pieds vous voyez le dernier lacet de la route qui va de Vaugneray à Courzieu et, nous cachant le col, le mamelon extrême du Saint-Bonnet, tout couvert de grands chênes et de beaux châtaigniers derrière lesquels fuient, en s'abaissant du côté de la Loire, les hauteurs qui dominent Sainte-Foy-l'Argentière puis, au-delà, toute la chaine du Forez et les neiges de Pierre-sur-Haute. 
Cependant, en se retournant un peu à gauche, on plonge de nouveau ses regards dans le val de Vaugneray, sur les plateaux et les collines du Lyonnais, et sur le Dauphiné que terminent les Alpes et le Bugey. 
Au-dessus de ce dernier, surgit le Mont-Blanc, au-dessous s'étendent la Bresse et les Dombes dont les étangs étincellent au soleil comme des miroirs, et plus bas le Rhône, divisé en plusieurs bras, enserre tout l'archipel de Miribel.

Soleil et brouillard
La vue embrasse donc un paysage immense et de plus, particularité à noter, de la place où nous sommes, du 12 au 15 septembre, on voit le soleil se lever derrière le Mont-Blanc. C'est fort beau avant que le mouvement de la rotation terrestre ait fait apparaître l'astre au-dessus du dôme, les rayons solaires dont on ne voit pas encore le foyer vont, à droite et à gauche de la montagne géante, éclairer la chaîne des Alpes et dorer ses neiges. Puis le globe flamboyant, après avoir fait étinceler pendant quelques minutes les nuages qui semblent le dominer, s'élève rapidement, les Alpes semblent pâlir et tout ce qui est en deçà des monts rougit sous le premier baiser du jour. C'est fort beau, nous le répétons, mais, à notre avis, on ne doit pas faire de ce spectacle, assez rare du reste, le but d'une visite au Saint-Bonnet. 

On s'expose à trop de déception, on risque trop de perdre son temps et sa peine et de n'avoir sous les yeux que des brouillards ou des amoncellements de nuages qui laissent à peine transparaître une lueur rougeâtre qui s'éteint aussitôt comme pour vous dire que vous ne verrez rien et que vous n'avez qu'à vous en retourner. Certes nous sommes aussi matinal que qui que ce soit, et souvent nous sommes parti en excursion bien avant l'aube, mais jamais avec la pensée préconçue d'assister au spectacle en question aussi, sans les chercher, avons-nous vu probablement plus de splendides levers de soleil que bien des touristes d'occasion qui, sur la foi de certains guides, croient que c'est la condition sine qua non de l'ascension de telle ou telle montagne.
A mesure que l'on avance dans la saison d'automne, il est aussi donné, parfois, de voir des effets de brouillards fort curieux. Entre (...) tous, nous en citerons un. 
C'était en octobre, le temps était doux et nous avions gravi le Recret avec des alternatives de pluie et de soleil, nous espérions même que le temps se dégagerait tout à fait quand, au sortir des bois de la Brelandine, nous vîmes qu'il n'y fallait pas compter: un immense brouillard, couleur gris de cendre, couvrait toute la vallée du Rhône entre les premières balmes alpestres et la montagne lyonnaise. A nos pieds il conservait encore une certaine transparence, et de sa masse s'échappaient, par moments, des vapeurs qui montaient tantôt comme des buées de chaudière, tantôt comme des fumées d'incendie, s'arrêtaient à une altitude de 500 à 550 mètres environ et se dissipaient après avoir erré pendant quelques instants à la base des crests. 
Au sommet du nuage qui s'épaississait jusqu'à la densité, courait un rayon lumineux qui blanchissait sa cime immobile, et au delà, en allant du nord au sud, émergeait la cime les Alpes dauphinoises, le Glézin, le Taillefer, le massif du Pelvoux, le Vercors et la crête des monts de Chabeuil; toutes les neiges éblouissaient au-dessus de pentes teintées de gris lapis foncé. Les montagnes se détachaient sur une bande de ciel d'un bleu verdàtre comme une turquoise morte striée par des bandes de petits nuages roux qui peu à peu se confondaient avec les brumes gris de fer qui, comme une épaisse tenture, nous cachaient l'azur du ciel. C'était fantastique et c'est tout ému, tout songeur, que nous reprîmes notre route.

Vers Yzeron
La route descend assez rapidement vers le col et passe entre de beaux chênes. Le col traversé, elle remonte rapidement sur un des flancs du pic, dépasse une source où viennent boire les petits oiseaux et descend brusquement vers le hameau des Jumeaux qui a donné son nom au crest. A quelques pas de la source on trouve un sentier, un petit chemin vert, comme on dit dans l'Ile de France, on le suit et bientôt il vous amène, sans trop de fatigue, jusqu'au chirat qui termine la montagne et à l'extrémité duquel surgit une grosse roche sur laquelle il faut monter pour jouir de la vue sur tout le haut massif d'Yzeron, dont les crests s'entrecroisent derrière le Chatelard et le Saint-Clair. Ils vont toujours augmentant d'altitude en s'éloignant vers le sud, obéissant ainsi à la loi géologique qui régit non seulement toutes les chaînes de montagnes qui se trouvent en deçà du pli de l'Europe, mais encore la plupart des massifs qui les composent. 
Au-delà d'Yzeron que l'on ne voit pas, mais dont on devine la position, les contreforts de la montagne de Duesne s'abaissent vers l'Est, et à leur gauche s'allongent les grands plateaux qui, entre St-André-la-Côte et Larajasse, occupent les sommets du massif de Riverie derrière on revoit le Pilat et sa masse imposante. Enfin, à notre droite, s'ouvre la profonde vallée de Courzieu qui se creuse jusqu'à la Brévenne, nous donnant ainsi une vue sur le Forez qui confine à l'Auvergne et sur le massif de Tarare.

Nationalité gauloise!
Cet ensemble de monts, ce plateau central du pays Gaulois dont nous foulons une sommité et dont nous contemplons une partie, c'est, qu'on le sache bien, la montagne française par excellence. Son sommet le plus élevé est presque au centre de la France et pas, un de ses massifs, pas un de ses contreforts ne va s'égarer à l'étranger. C'est dans cette montagne que la nationalité gauloise lutta contre César: elle y succomba, c'est vrai, mais pour se retremper dans la civilisation du vainqueur et, au jour de sa chute, renaître pour devenir la nationalité française. Puis, un jour, quand cette nationalité elle-même, épuisée par les discordes civiles et les désastres de la guerre de Cent ans, semblait prête à sombrer, c'est au pied de cette montagne qu'elle se réfugia, se recueillit et retrouva cette foi qui, ramenant la victoire, lui fit chasser les Anglais de tout le sol du royaume.
Dans la dernière guerre (NDLR:la guerre de 1870), n'est-ce pas sur ses limites que s'est arrêtée l'invasion et, si de nouveaux malheurs venaient à nous frapper, n'est-ce pas dans ses flancs que nous devrions nous retirer comme dans une citadelle, nous défendre, nous refaire, et n'en sortir que pour reconquérir, pied à pied, sur ses envahisseurs le sol bien aimé de la patrie.
Voilà ce que nous nous disions à nous-même tout en descendant du crest et c'est tout en rêvant pour notre pays victoires éclatantes et paix profonde, prospérité sans nom et grandeur inouïe, que nous suivions un sentier qui rejoint un chemin venant du col de Saint-Clair et par lequel nous sommes ramenés sur la route qui va de Vaugneray à Courzieu, route que nous avons traversée il y a près d'une heure au col de Malaval.

Demi-tour vers Courzieu
(...) Au bout d'une demi-heure de marche, nous retrouvons l'ancienne voie d'Aquitaine au moment où venant de Chevinay, elle se précipite en droite ligne et presque à pic sur Courzieu ou, pour mieux dire, sur les Hôtelleries; c'est la descente de Longecombe. Nous la prenons, d'abord pour abréger un peu notre chemin, puis surtout pour jouir du très beau point de vue qu'elle présente. 
Elle est presque constamment ombragée d'un côté par des arbres, fruitiers pour la plupart, qui, plantés dans l'étroit ravin que nous longeons, ont poussé avec furie pour trouver l'air et la lumière, et de l'autre par de vieux chênes étêtés et tortus qui ont peine à vivre dans la roche sur laquelle nous marchons. Entre cette double haie de végétation, nous découvrons toute la vallée de Courzieu, la vallée du ruisseau des Eaux profondes et au-delà s'élève, tout revêtu d'épaisses forêts, le gros crest des Verrières sur les flancs duquel les vapeurs qui montent des fonds humides jettent, presque constamment, un voile de gaze bleu tendre qui l'éloigne, le grandit et donne à tout ce paysage, passablement sauvage, une douceur et une harmonie de tons incroyables.
Quant au village de Courzieu, comme il est bâti dans les replis d'une étroite fissure, nous ne le voyons que lorsque la route que nous avons retrouvée à mi-côte de la descente de Longecombe, vient à former une terrasse du parapet de laquelle nous plongeons nos regards dans ses rues étroites, ses escaliers et ses maisons.

L'église de Courzieu
Notre chemin, qui remonte plus loin vers Yzeron et Montromant,  aboutit tout à côté de l'église du pays. C'est un petit temple sans grand caractère, mais pittoresquement bâti sur une roche. Remanié à différentes époques, il n'a de remarquable extérieurement que deux fenêtres et une porte à accolade du XVe siècle et, intérieurement, que la crypte assez originale dans laquelle est placé le maître-autel. Nous y remarquons aussi de petites statuettes en faïence coloriée qui nous disent la légende de saint Isidore le saint, vêtu de bure brune, est en prières et pendant ce temps un ange aux draperies bleues conduit au labourage deux grands bœufs blancs marqués de noir.
Il y a une certaine grâce dans ces figurines et nous les signalons aux amateurs. Un vieux chapiteau, assez brutalement sculpté, y sert de bénitier. En somme, toute fruste qu'elle soit, c'est une église à conserver, à restaurer même, elle est en rapport avec tout ce qui l'entoure, maisons et paysage, et vaut mieux cent fois, avec son campanile traditionnel, que toutes les églises normandes, à clocher pointu, dont on a inondé la contrée depuis trente ans et qui ne s'harmonisent nullement avec elle. 

(...) De Courzieu à la Giraudière (...), la route offre, à chaque pas, de charmants paysages tout intimes, pas de grandes lignes, mais des roches moussues, des arbres superbes, des eaux bondissantes, des sentiers qui s'enfoncent sous des berceaux de verdure et, dans tous les prés, de petits pâtres et des bestiaux...

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