mardi 17 novembre 2015

Quand "martyr" rime avec "jouir".

(par Annie Ramel)

Daech a osé l'écrire : Paris a été touché parce que c'est la "capitale des abominations et de la perversion". Dépravés, abominables pervertis, voilà ce que nous sommes, voilà ce qu'étaient ces jeunes gens venus trinquer sur la terrasse d'un café ou écouter un concert de rock. (...) 
Donc, il y aurait d'un côté des gens vertueux, des "purs" ayant renoncé à toute jouissance, et de l'autre des dépravés pervertis. 

La psychanalyse nous apprend que c'est faux, car ces assassins suicidaires du prétendu état islamique ne cherchent pas autre chose que leur propre jouissance, une jouissance massive, absolue, totale : la satisfaction du "désir à l'état pur"[1], c'est à dire de cette pulsion de mort qui travaille l'humain et qui, au-delà du plaisir, au-delà des petits aménagements que chacun trouve avec l'objet de son désir, a pour point d'aboutissement logique, inéluctable, le meurtre et/ou le sacrifice. 
C'est à cela que conduit la jouissance, et c'est de jouissance qu'il s'agit lorsqu'on se fait martyr et qu'on assassine des gens. Pour rien, pour le plaisir. La jouissance, disait Lacan, "ça commence à la chatouille et ça finit à la flambée à l'essence"[2]
Ce n'est pas par hasard si la récompense promise au martyr c'est la possession de cent jeunes femmes vierges : c'est de cela qu'il s'agit, pas d'autre chose. Les vrais dépravés sont ceux qui, dans une "monstrueuse capture", s'autorisent "l'offrande à des dieux obscurs d'un objet de sacrifice"[3]
Les autres gens, ceux qui grappillent çà et là des petites "lichettes" de jouissance—la petite tasse de café bue avec un/e ami/e à la terrasse d'un bistrot, le petit air de guitare entendu dans la chaude nuit d'été, le baiser volé sur un banc public, banc public, le regard qui, l'espace d'un instant, comme dans un éclair, vous laisse entrevoir les tréfonds de l'âme de celui/celle qu'on aime à en mourir (mais pas tout à fait), le bonheur d'entendre le son de la voix de son enfant, le petit moment d'extase devant une fleur juste éclose, un coucher de soleil, une œuvre d'art, un morceau d'orgue joué dans une cathédrale dont la porte ouverte laisse entrer un rayon de soleil…—tous ces gens-là, qu'il soient chrétiens, musulmans, juifs, ou athées, ils sont tout simplement civilisés.

Depuis l'effondrement des idéaux amené par la première guerre mondiale, c'est la jouissance qui mène la danse dans notre civilisation. Plus d'interdits comme au bon vieux temps de Freud, c'est l'impératif à jouir qui se fait entendre partout : achetez, chers citoyens, consommez, consommez toujours plus, jouissez ! Car il faut faire tourner la machine à produire.
L'objet qui éteindrait le désir n'existant pas, notre quête est sans fin : sitôt qu'un objet est acquis, il faut coûte que coûte le remplacer par un autre, plus beau, plus perfectionné. 
Les assassins de Daech seraient-ils des puritains en révolte contre le "pousse-à-jouir" du libéralisme ambiant ? Pas du tout ! Ce sont eux qui poussent la logique de la consommation au point le plus extrême où la jouissance finit à la flambée à l'essence. Ne sont-ils pas consommateurs (et manipulateurs) d'images et de biens comme nous ? Ne festoient-ils pas grâce à l'argent du pétrole ? Ce ne sont pas des aliens venus d'un autre monde, ils sont dans et de notre monde.

À ce détail près que chez eux consommer c'est consumer l'autre dans le feu d'une kalachnikov. Leur posture puritaine n'en est que  plus révoltante.





[1] Lacan, Le Séminaire, XI, p. 247.
[2] Lacan, Le Séminaire, XVII, p. 83.
[3] Lacan, Le Séminaire, XI, p. 247.

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